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O7

Les valeurs du travail

Redouane - 15 janvier 2043

Après la crise sanitaire de 2020 et la grande défection professionnelle qui a eu lieu juste après, le monde du travail a dû se transformer en profondeur. Il faut dire que la pandémie à eu l’effet d’un électrochoc. Avec les confinements successifs et le télétravail, la plupart des travailleurs ont redécouvert le goût du temps libre, de la liberté d’agir. Loin des yeux de leur direction, ils ont pu adapter leur rythme selon leurs besoins et leurs envies, gagner une à deux heures par jour en échappant aux temps de transports… Et ce, peu importe le domaine d’activité.

Et puis il y a ceux qui ont vécu l’excès inverse. Enseignants, soignants, employés de caisses et ceux de la restauration… Ces personnes “en première ligne” comme on disait, oscillant entre surmenage et inquiétude sur leur avenir.

Rien d’étonnant donc qu’une fois que les choses étaient revenues à la normale malgré toutes les promesses, beaucoup se soient sentis lésés. On leur avait promis de meilleures conditions de travail et de vie et au final, rien du tout. A trop tirer sur la corde, elle avait fini par lâcher. Déjà en difficulté, le système de santé a commencé à être déserté par les soignants. Les professionnels de la restauration ont eu de plus en plus de mal à recruter. En même qui voudraient faire des horaires indécents tout en étant mal payé ? Je sais de quoi je parle parce que je faisais partie de ces personnes.

C’est dans ce contexte que la valeur du travail a commencé à devenir une question tangible. Jusqu’à présent le travail n’était indexé que sur la valeur économique qu’il rapportait. Ainsi un trader pouvait aisément gagner des centaines de milliers d’euros par an, là où une femme de ménage ou un agriculteur peinait difficilement à dépasser le seuil minimal de salaire. Et pourtant, comme l’avait montré la crise sanitaire, l’un des deux était quand même bien plus indispensable que l’autre.

Incapables de maintenir une base de personnel suffisante dans beaucoup de secteurs, le gouvernement a dû changer de vision. En quelques lois, l’indexation des niveaux de rémunération est passée d’un critère purement économique à une approche multifactorielle prenant en compte les conditions sociales du travail. On ne parlait plus de la valeur du travail mais des valeurs du travail, au pluriel.

Une des premières valeurs a été la notion de pénibilité. Si beaucoup touchaient des primes pour compenser la dureté d’un métier, elles rentraient maintenant directement dans le salaire. Beaucoup de métiers très physiques ont alors été revalorisés comme ceux des ouvriers du bâtiments, les déménageurs et autres manutentionnaires mais aussi les soignants dont les corps sont souvent mis à rude épreuve. Bien sûr les risques sanitaires sont aussi pris en compte, un égoutier, un éboueur qui est au contact d’un environnement souvent plutôt toxique se voit recevoir une compensation certaine. Mais le plus intéressant s’est passé pour tous ceux qui subissaient une autre forme de pénibilité du travail, celle de l’intermittence quotidienne et de la multiplication des trajets comme les employés de ménage ou de la restauration. Ainsi les temps de trajets ont été pris en compte dans le calcul des salaires mais aussi les temps de pauses obligatoires (comme entre deux services) et les horaires décalés.

Une autre valeur qui a été très mise en avant a été celle de l’utilité sociale. L’idée est simple : plus un métier apporte à la société, plus il doit être valorisé. Restait alors à définir ce que veut dire apporter à la société. D’abord il a été question de tous les métiers essentiels aux besoins vitaux des personnes comme la santé, l’alimentation, le logement, la sécurité physique et psychologique ou la qualité de l’environnement.  Médecins, infirmiers, kinésithérapeutes, agriculteurs, boulangers, maçons, plombiers, pompiers, policiers, agents sanitaires, contrôleurs des eaux ou de l’air… bref tous ceux qui contribuent à nous garder en bonne santé. Ensuite se sont ajoutés ceux qui participaient au confort quotidien comme les employés de ménages ou les chauffeurs et les techniciens des transports en communs. Et enfin ceux qui contribuaient à l’émancipation individuelle des personnes : les enseignants, les médiateurs sociaux ou juridiques, les chercheurs et même les artistes.

La valeur technique d’un métier a aussi été fortement remise sur le devant de la scène. Les métiers d’artisanats essentiels se sont vus largement revalorisés. Ce qui était avant considéré comme une voie de garage pour ceux qui n’avaient soit-disant pas les moyens intellectuels de faire des hautes études est maintenant une voie d’excellence. Être charpentier, plombier, jardinier, potier céramiste, fleuriste, cuisinier, mécanicien… n’est plus perçu comme des métiers manuels et peu intellectuels mais au contraire comme des professions de haute qualité comme pouvaient l’être la maroquinerie ou la joaillerie de luxe.

Enfin il y a eu la valeur écologique car un métier qui n’est pas positif pour l’environnement n’avait plus de raison d’être. Étrangement, on s’est rapidement aperçu que les métiers qui avaient un impact social étaient aussi souvent ceux qui étaient les moins impactant pour l’environnement.

Avec de telles mesures, l’échelle des salaires à subit une terrible inversion. Il était financièrement plus intéressant de s’orienter vers ces métiers qui avaient été longtemps considérés comme peu valorisants. Soudain les chefs de projets, les designers dans les startups, la publicité ou l’automobile, les consultants en stratégie de je-ne-sais quoi et autres administrateurs grassement payés se sont retrouvés avec des fiches de paie bien moins intéressantes et au contraire beaucoup des salaires les plus bas se sont vus rehaussés en masse. Nombre d’ouvriers, de travailleurs précaires, de petits artisans ont vu leur vie changer quasiment du jour au lendemain pour le plus grand bien de tous.

Un tel bouleversement a fait peur au départ. Tout le monde s’inquiétait d’un blocage majeur de l’économie mais la population a joué le jeu. Certes beaucoup de services sont devenus plus chers notamment l’alimentation mais c’était le prix d’une meilleure société. Surtout que beaucoup y ont vu leur intérêt rapidement. Payer plus cher leur permettait de mieux gagner leur vie et d’améliorer celle de ceux qui étaient dans la même situation qu’eux au départ. Et puis plutôt que de faire porter la responsabilité entièrement sur les individus les entreprises ont été contraintes de réduire leurs marges, de couper partout où il y avait du gras inutile. Mais loin d’être un mal, cela a permis une meilleure redistribution de l’argent et de générer des entreprises plus saines. Mais c’est une autre histoire.