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Changer de voie

Gustave - 1à août 2043

Je jette un dernier regard sur ce lieu qui m’a accueilli pendant 7 ans. C’est ici qu’après quelque temps à l’usine, j’ai pu apprendre et exercer le métier de coordinateur d’approvisionnement. Mais il est temps pour moi d’essayer autre chose. Qu’on ne s’y trompe pas, j’ai pris beaucoup de plaisir à exercer ce métier, tout comme mon passage qui à l’usine était loin d’être désagréable.

Après la Grande Démission, le mouvement qui avait commencé aux Etats-Unis, suite à la pandémie du Covid19, a fini par rejoindre massivement le Vieux Continent où beaucoup de professions ont suivi ce qu’avaient amorcé les métiers de la restauration ou de la santé, une grande vague de transformation du monde du travail s’est répandue. Malgré les difficultés de vie, beaucoup ont considéré qu’il valait mieux survivre avec peu que de supporter ce monde du travail devenu fou. Beaucoup de secteurs ont alors dû changer face à la pénurie de main d'œuvre. Aménagement des horaires, réorganisation des modes de productions, rééquilibrage des salaires, entre autres choses. Progressivement les employés ont repris la main sur les façons de faire leur travail et ça, ça a vraiment tout changé.

A l’usine, par exemple, chacun était formé pour chaque poste permettant ainsi de pouvoir alterner plus régulièrement mais aussi fournir plus de souplesse. Mais surtout, chacun était maître de son poste, avec les compétences nécessaires pour recalibrer, adapter ou reconfigurer les machines au besoin. Les quarts se sont organisés en fonction des impératifs de chacun. Ceux qui préféraient travailler de nuit ou du matin le pouvaient et même dans des configurations plus souples comme bosser en demi-journée tous les jours de la semaine au lieu de faire des journées complètes sur 4 jours, puis sur 3 quand la mise en place du temps communautaire a été votée par la population.

Lors de mes rendez-vous avec mon accompagnateur, au début de mon projet de reconversion, j’ai pu échanger avec lui sur mes motivations, mes souhaits, mes projets de vie pour centrer mes choix sur quelques activités spécifiques. En quelques séances, il en est ressorti que j’étais plus à l’aise dans les activités manuelles et solitaires, que ma liberté était quelque chose d’important pour moi… C’est pourquoi on m’a conseillé de m’orienter vers des activités artisanales de type boulangerie ou ébénisterie, que je vais pouvoir mettre en pratique et tester réellement pendant quelques semaines avant de faire un choix définitif, bien que toujours provisoire vu que l’on peut changer à tout moment au besoin.

En vrai, j’ai toujours eu la bougeotte et j’aime changer de métier régulièrement. Non pas parce qu’ils sont désagréables mais parce que je pense que la vie vaut mieux que de faire la même chose tout le temps. Et si je ne sais pas quoi faire, je veux pouvoir prendre le temps de le découvrir. Aujourd’hui, tous les dispositifs sont mis en place pour permettre aux personnes comme moi de faire des stages dans quasiment tous les secteurs. Certaines entreprises ou artisans se sont même spécialisés dans l’accueil de stagiaires. Ils sont labellisés “Entreprise-Ecole” et proposent des productions un peu moins chères que les concurrents mais avec des délais de production un peu plus longs prenant ainsi en compte le temps de formation des stagiaires. Grâce au revenu citoyen, ça ne coûte rien à personne, cela reste du travail productif même s' il prend plus de temps et les clients en retirent aussi des bénéfices. Finalement, tout le monde retombe sur ses pattes et y trouve son compte.

Pour remettre dans le contexte, la transformation monde du travail a été faîte à l’aune de deux choix : d’abord la volonté d’offrir à tous un emploi bénéfique et ensuite la mise en place du revenu citoyen, un montant de base alloué à l’ensemble de la population pour assurer un mode de vie respectable pour tous.

Le revenu citoyen a permis à des millions de personnes de se former, de changer de carrière, d’expérimenter sans s’inquiéter des conséquences sur leur vie. J’en suis moi-même la preuve. Je quitte mon emploi actuel, serein, pour me reconvertir. Je n’ai pas à m’inquiéter de trouver le bon financement, d’avoir cotisé le bon temps, de demander l’accord de mon patron pour avoir le droit de quitter mon emploi le temps de me former…. Rien que d’éviter la paperasserie d’antan avec des montages de dossiers compliqués pour financer son projet, c’est déjà un luxe incroyable.

Ce que personne n’avait prévu par contre, c’était l’incroyable avancée sociale de telles mesures. Du jour au lendemain, tout a changé. Les plus pauvres ont pu sortir la tête de l’eau avec des effets directs sur leur santé physique et mentale. Les dernières entreprises qui ne voulaient pas changer de méthodes de travail n’ont plus eu le choix que de le faire pour survivre. Dans le fond, le revenu citoyen a aussi participé à transformer la façon dont nous envisagions le travail. Aujourd’hui, personne ne considérerait qu’une mère (ou un père d’ailleurs) au foyer ne travaille pas ou que faire pousser des légumes dans son jardin n’est pas du travail. Franchement, n’importe qui qui a déjà pratiqué ses deux activités sait très bien la charge de boulot que cela implique. Comment pouvait-on croire que seul le travail productif était du travail ? Quand je répare ma toiture ou mon lave-linge, c’est du travail. Quand je couds mes vêtements, c’est du travail. Quand j’aide un voisin pour faire ses courses ou que je partage avec lui une surproduction de légumes du potager, c’est aussi du travail. D’ailleurs on payait, et certains le font toujours, ces choses-là. Qu’est-ce qui différenciait l’ouvrier, le livreur, le chauffeur qui s’en chargeait ou moi, le bricoleur ?

Et en réduisant drastiquement le temps de travail, des métiers pénibles sont devenus moins violents pour beaucoup. C’est très différent de bosser 6 jours par semaine sur un chantier, comme livreur ou à l’usine, plutôt que 3 jours. En réduisant la pénibilité, ces métiers sont devenus plus humains et surtout moins rédhibitoires pour une grande partie de la population. Cumulé au fait que beaucoup de métiers difficiles comme la collecte des ordures, l’agriculture ou l’entretien des bâtiments sont mutualisés via le temps communautaire et donc concrètement, répartis en une ou deux journée par an au maximum pour chaque personne, le travail est beaucoup moins aliénant que par le passé. En réalité, dans ces conditions, ils sont devenus rares ceux qui pouvaient avoir la flemme de bosser. Mais je m’égare.

Pour ma part, ce mois-ci, je vais m’essayer à la coutellerie. Avec mon accompagnateur, nous avons trouvé un stage chez un petit artisan au pied des montagnes. Il va m’accueillir et me loger le temps de la découverte. Quant à moi, il ne me reste qu’à payer ma nourriture et mes à-côtés comme je le fais normalement. (Le logement chez l’artisan étant gratuit, je paye mon loyer comme d’habitude ce qui me permet de pouvoir m’éloigner quelque temps sans dépenses supplémentaires, un vrai avantage qu’on se le dise). En tout cas, j’ai hâte de commencer.